LA MAISON

collection DYSTOPIE

  
 La Maison, collection Dystopie 2017
130 pages / 16 illustrations
ISBN 978-2-924678-03-9 (num)

Ce texte est librement inspiré de l'oeuvre de Jan Weiss (1892-1972). Auteur tchèque de littérature fantastique avant la lettre, il décrit dans un de ses textes issus de la première guerre mondiale, une cité aux mille étages, qui renferme une société dystopique et hyper hiérarchisée.
Pourquoi reprendre cette histoire quasi centenaire ? Pour le plaisir d'explorer à nouveau cette architecture fascinante, ce récit oublié de la littérature fantastique et lui donner humblement une nouvelle direction. 
Ce faisant, j'ai conservé les grandes lignes de l'action, mais j'y ai mis un maximum de contenu personnel. J'ai maintenu aussi la plupart des noms, des lieux et des personnages mais en remodelant leurs courbes dramatiques et leurs destinées.
Jean Gagnon, 2017

Illustration, chapitre IX                  Jean Gagnon



EXTRAITS

Page 23, chapitre IV

Le grand Muller, m'expliqua le professeur, était amoureux à l'époque, d'une architecte certes non dénuée d'un certain génie mais que l'ambition démesurée enveloppait d'un arrivisme sans borne.
Cette union tumultueuse entre la belle et le milliardaire donna naissance au projet de la Maison. Notre vieil observatoire fut enseveli sous une forêt de piliers massifs soutenant des voûtes majestueuses d'esprit classique. Cela constitua la fondation bien assise de l'édifice. La première tranche de cent étages abrita les quartiers industriels, les vastes antichambres des abattoirs à bétail et les couvoirs où chaque jour des milliers d'oisillons percent leur coquille.

Comme autant d'abeilles blotties dans leurs alvéoles, un nombre impressionnant d'ouvriers et ouvrières dorment et mangent tour à tour selon l'horaire dans les cases contiguës qu'on leur assigne. L'énorme machine humaine enchâssée dans la coque du navire de pierre brûle chaque jour son quota d'individus, qui, différenciés par un seul numéro sur leur poignet, rêvent de leur lit le jour, et la nuit tentent d'échapper à leurs cauchemars. Cette ville grise où la suie macule hommes et machines et où les martèlements scandés des métaux qui s'entrechoquent rivalisent avec les hurlements des bêtes entassées, entretient peu de contacts avec les étages supérieurs.
Si ce n'est que pour les transactions de marchandises. La seule façon d'y accéder est de détenir un poste évolutif ou bien de payer grassement un «passeur» officiant illégalement.
Imma Tchoulkov, la créatrice de tout ce complexe, mit par contre tout son talent et son inventivité créatrice à élaborer les derniers étages, lieux de résidence des aristocrates, des diplomates, financiers, nouveaux puissants et de leur roi, Muller lui-même.

Ce joyau de raffinement posé au sommet de neuf cent étages de hiérarchies échafaudées les unes sur les autres fut nommé Gédonie.
Les fantaisies architecturales s'y déploient de façon spectaculaire et inédite, la variété des matériaux utilisés est infinie. Les plaisirs des sens sont cultivés et poussés à leur paroxysme, au risque, à ce que l'on dit, d'atteindre sur terre la béatitude éternelle et l'ultime extase. Les cinq sens de l'humain sont insuffisants à goûter toutes les excitations inventées et provoquées par des moyens compliqués, allant de massages importés de mondes lointains, de drogues et d 'injections, d'onguents et de baumes, voire même d'interventions astucieuses au cours desquelles on trafique des glandes, on ligature des veines et on modifie des branchements nerveux au risque de provoquer la folie.
C'est le sort, dit-on, que connut la belle Imma, conceptrice de ce repaire céleste et que son obsession de toujours vouloir atteindre les sommets a annihilée. Elle croupirait aujourd'hui dans une oubliette de luxe du niveau des asiles d'aliénés. D'autres prétendent par contre que Muller, ayant eu vent d'une liaison clandestine entre l'architecte et un de ses généraux, les aurait fait emmurer dans une des niches d'une salle étrange sur l'étage où l'on incarcère et l'on torture. On peut considérer cette possibilité car il a connaissance de tout ce qui se passe dans l'édifice, hormis notre concession, dieu sait par quels moyens.


Illustration, chapitre II       Jean Gagnon


Page32, chapitre VI

Et des écritures partout, sur des panneaux, des étendards, des affiches courant sur les murs, des enseignes garnies de néons criards. Des réclames même sur les vêtements des gens, sur leurs visages.
Histoire de garder la tête froide dans le maelstrom bigarré où je me trouvais plongé, je m'accrochai au comptoir extérieur d'un bar à je ne sais quoi, faisant face à ce qui me semblait être l'édifice principal de la place publique de l'étage, sorte de palace-casino où les militaires en permission ne cessaient d'aller et venir.
Des bouteilles, des vases, des pots, des liquides, cristaux, poudres et contenants bizarroïdes s'alignaient confusément derrière la préposée au service, une grosse fille barbouillée de maquillage et flanquée d'une incroyable bombe de cheveux dorés.

- Qu'est-ce que je vous sers? s'enquit-elle, accoudée au tablier de bar. J'étais un peu embarrassé et lui demandai de me conseiller.
- Je peux vous donner un doigt d'Orphée sur glace, c'est infernal. Ou bien une once de JAS et vous aurez l'impression d'être monsieur univers! À mon hésitation, elle se ravisa:
- Ah, peut-être quelque chose de plus doux, de plus subtil? L'eau de cristal de Phénon III, par exemple accentue l'apport adrénergique et donne à la vision une clarté croustillante.
Quelle verve! Je balançai la tête comme un pendule mal assuré, d'une épaule à l'autre.

- Une goutte de Crenon pour plus de confiance en soi, peut-être?... Non, je vois! Tu préfères l'intraveineuse, c'est plus expéditif, n'est-ce pas?
Sur ce, elle brandit une énorme seringue rutilante qui me fit bondir en arrière. -Tu veux être remonté ou descendu, s'impatienta-t-elle. -Un petit jet de Soma et tu rêveras tout éveillé! Un de Koma et tu rêveras pour de bon. Pour une expérience érotico-cervicale, une injection de cela suffit. Mais pour obtenir une impression de calme et de sérénité c'est ceci. Ou cela. Faudrait savoir un peu ce que tu veux! Je peux te faire sauter les fusibles et t'auras du mal à traverser la rue sauf en volant ou bien je peux t'engourdir au point de pétrification stoïcal.
- Avez-vous de la bière? demandai-je d'une voix blanche.
- Fallait le dire tout de suite, s'esclaffa-t-elle en roulant les yeux au ciel. Quelle sorte? De la qui tombe dans les jambes ou qui fait friser sans fer, de la White horse qui fait cavaler comme un pur-sang mais gare à la descente ou une bonne brune bien épaisse qui se déguste à la petite cuillère?
Finalement, je mis mon nez dans l'épais col duveteux d'une bière de malt chinoise légère comme un nuage.
Mon esprit vagabondait, tranquille, sur le paysage mouvant qui s'étalait devant moi, l' incroyable mélange de pierre, de verre, d'acier et de chair humaine, tous unis dans la joie de la vie citadine et les clameurs des marchands ambulants.

Illustration, chapitre VI                    Jean Gagnon